
Titre : Les Attracteurs de Rose Street
Auteur : Lucius Shepard
Traducteur : Jean-Daniel Brèque
Maison d’édition : Le Bélial
Genre : Science Fiction
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Vous connaissez Lucius Shepard ? Parce que moi, pas du tout. C’est exactement pour cela que je tente toujours de surveiller les publications de la collection Une Heure-Lumière de Le Bélial. Parce qu’au travers de novellas, je découvre des auteurices et puis après je creuse. J’ai découvert ainsi que c’est un auteur américain décédé en 2014. Il a beaucoup voyagé et a eu plein de métiers. Ce que j’ai découvert, c’est que la novella que j’ai lue, Les Attracteurs de Rose Street, fait partie de ses œuvres majeures, mais que, même dans les genres d’écrit, il a tendance à ratisser large : le cycle Le Dragon Griaule, qui m’attire beaucoup, a l’air d’être un cycle de fantasy, voire de dark fantasy ; R&R (La Vie en guerre), cela semble être de la science-fiction, tout comme Green Eyes, alors que La Vie en guerre a l’air d’être de la littérature blanche. J’espère ainsi que vous aimez cet auteur ou qu’il vous interpelle, car je sens qu’on va en reparler.
Mais pour en revenir à Les Attracteurs de Rose Street, de quoi cela parle-t-il ? Prothero, jeune aliéniste en quête de reconnaissance et récent membre du Club des Inventeurs, accepte un contrat proposé par Richmond, un inventeur ostracisé vivant à Rose Street, un quartier pauvre de Londres. Richmond a inventé des machines qu’il appelle des attracteurs, car elles attirent à elles les particules fines du smog, permettant d’assainir l’air de Londres. Sauf que ces machines ont eu un effet inattendu : elles attirent des fantômes, dont celui de la sœur de Richmond, Christine.
J’avoue que j’ai été surprise en lisant ce résumé, car le Londres victorien, pour moi, fait écho à un récit fantastique ou gothique, mais pas de science-fiction. Quoi que… c’est ce que nous allons voir tout au long de ce roman. Gardez juste ces trois genres de roman en tête.
Les différents thèmes du roman
Le premier thème de ce roman est plutôt limpide, car, dès le début, on a une scène où Prothero marche dans les rues de Londres, la main frôlant les murs, car il y a le smog. Et Richmond dit qu’il a une machine pouvant peut-être résoudre ce problème, sauf que ses attracteurs ont un effet inattendu. On sait que l’action se passe dans le Londres victorien. Ce décor est assez spécifique, alors on va revenir dessus.
Au XIXe siècle, Londres voit sa population grandir de manière exponentielle, puisqu’on passe d’un million de personnes à 6,7 millions à la fin du siècle. Si vous avez déjà lu du Charles Dickens, vous savez ce que cela veut dire : la multiplication des quartiers de taudis et la multiplication de maladies comme le typhus, la variole ou le choléra. Si vous voulez une donnée marquante, l’épidémie de choléra en 1849 a causé 14 000 victimes. Ça a aussi provoqué une émulation de progrès urbains : la réfection des égouts dans toute la ville après l’épisode de la Grande Puanteur en 1858, la création du Metropolitan Police Service en 1829 par Robert Peel (c’est pour cela qu’on appelle les policiers anglais les Bobbies, d’ailleurs) et surtout, la création de la première ligne de métro mondiale en 1861. Sauf que toute cette industrialisation a eu un autre pendant écologique : le smog.
C’est un mélange épais et toxique de brouillard naturel et de fumées industrielles. C’est un brouillard jaune, épais, et très néfaste pour la société. Si vous avez déjà vu la série The Crown, vous avez vu un aperçu du smog puisque la série évoque le Grand Smog de Londres en 1952, qui a causé 12 000 morts. Autant vous dire qu’une invention de Richmond aurait pu intéresser tout le monde à l’époque, mais ces machines n’ont pas pu tout résoudre, car elles avaient un effet encore plus néfaste : déchirer le voile entre le monde des vivants et le monde des morts. Et le fait qu’une machine attire les fantômes, c’est très révélateur aussi des craintes de la population victorienne. Toutes ces avancées scientifiques avaient en effet développé le spiritisme. C’est vraiment une caractéristique de cette époque, cette dualité entre le rationalisme avec toutes ces avancées scientifiques et le surnaturel avec le spiritisme. Lucius Shepard le montre très bien dans sa novella avec juste une invention et le smog. Il ancre vraiment son récit dans cette époque, et on la reconnaît de suite. On saura donc quel sera ce premier enjeu : la science et ses limites.
On parle de fantômes dans ce roman. C’est aussi un thème en soi dans le contexte de ce roman, car c’est une métaphore très utilisée dans le roman gothique, et cela marque bien aussi l’époque dans laquelle se situe le roman. Mais qu’est-ce que c’est que ce genre ? Il émerge à la fin du XVIIIᵉ siècle en Angleterre et connaît son apogée au début du XXᵉ siècle. Cela a donné une émulation pour plein d’autres genres, mais on en reparlera plus tard. Les thèmes récurrents du roman gothique sont : la transgression des tabous, la confrontation entre le réel et le surnaturel, les peurs ancestrales (genre, les fantômes) et on saupoudre tout cela de critique sociale. Si vous voulez des romans gothiques connus, il y a toute la bibliographie de Charles Dickens, L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, Melmoth ou l’Homme errant de Charles Maturin ou même L’Abbaye de Northanger de Jane Austen (même si c’en est une parodie). Et quand je disais que le roman gothique a donné naissance à tellement d’autres genres très appréciés aujourd’hui, eh bien il y a Dracula de Bram Stoker, qui a engendré toute une littérature vampirique. Il y a même deux films sortis sur ce roman cette année, il me semble. Et enfin, Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, qui a été considéré a posteriori comme le premier roman de science-fiction.
Ce n’est pas anodin, ces fantômes, pour situer le roman, et il y a aussi la profession d’aliéniste de Prothero qui nous indique tout de suite que ce n’est pas pour ses compétences technologiques que Richmond l’engage. Et qu’est-ce que c’est que cette profession ? Au XIXᵉ siècle, un aliéniste est un médecin spécialisé dans le traitement des maladies mentales. Cela vient du mot aliénation : il traite des personnes dites aliénées, soit des personnes coupées de la « réalité » ou de leur propre esprit. En effet, le XIXᵉ siècle, c’est aussi la modernisation du domaine médical, donc on commence à s’intéresser aux maladies mentales, par exemple. L’aliénisme n’est pas de la psychiatrie mais son précurseur. C’est aussi le rejet des explications morales et religieuses de la folie. Donc le fait qu’un aliéniste va étudier un phénomène où il y a des fantômes va donner un caractère de méthode scientifique, ou au moins un semblant dans tout cela. On utilise d’ailleurs pas mal les aliénistes dans les fictions de l’époque : L’Aliéniste de Caleb Carr ou même le personnage du Dr Seward dans Dracula. Le fait que Prothero soit aliéniste nous pousse à nous interroger sur le côté psychologique des apparitions de fantômes, et ça, c’est bien un élément typique des romans gothiques.
Enfin, dernière thématique et non des moindres : Les Attracteurs de Rose Street propose une critique sociale. Dès les premières lignes, on en parle d’ailleurs, car il s’agit d’une description de Richmond sous les yeux de Prothero au Club des Inventeurs. Ce club est d’ailleurs caractéristique de la société londonienne au XIXᵉ siècle : c’est un club de gentlemen, autrement dit, une association d’hommes, issus généralement de la haute société, se regroupant par affinités. Ces clubs sont une véritable tradition puisqu’ils datent du début du XVIIIᵉ siècle, et on en retrouve encore des traces au début du XXᵉ siècle. Un des clubs célèbres dans la littérature que vous ignorez sûrement de connaître est le Reform Club, dont fait partie un certain Phileas Fogg, où il a parié de faire Le Tour du monde en 80 jours (Jules Verne).
Dans le Club des Inventeurs de ce livre, Prothero est un nouvel arrivant qui exerce une profession pas encore reconnue comme sérieuse. Donc, il doit suivre le mouvement. Et la tendance actuelle, c’est bien d’ostraciser Richmond, un inventeur membre du club, parce qu’il vit dans un quartier populaire du nom de Rose Street. Prothero n’a d’ailleurs jamais mis les pieds dans ce quartier, car il fait partie de la haute société. Par contre, on découvre tout au long du roman que tous les membres du Club des Inventeurs ont fréquenté la maison de Richmond, car la sœur de celui-ci gérait une maison close. Prothero s’aperçoit donc que si la société victorienne a des barrières sociales très strictes et rigides, les élites de Londres sont toutes des hypocrites, car tout le monde se rend à Rose Street pour s’encanailler.
Et pour marquer le coup, Lucius Shepard utilise une chanson dans cette novella qui reflète tout cela : Champagne Charlie, une chanson populaire anglaise du XIXᵉ siècle associée au chanteur et comédien George Leybourne, qui l’a interprétée pour la première fois en 1867 dans les music-halls. Le chanteur incarne un personnage extravagant qui a toujours une coupe de champagne à la main et critique les excès des classes aisées. Et, comme c’est une chanson chantée souvent dans les music-halls, c’est une sorte d’exutoire pour eux. Et, vous voyez, la critique sociale, non seulement c’est une caractéristique du roman gothique, mais c’est aussi un des dadas de Lucius Shepard. On retrouvera ce thème dans la plupart de ses écrits.
Les personnages
Maintenant que vous avez bien en tête le contexte historique et les différents thèmes du roman — la science et ses limites, le contraste entre l’émergence des sciences psychologiques et le retour au spiritisme, et une bonne critique sociale par-dessus —, attardons-nous un peu sur les personnages, parce qu’eux aussi, figurez-vous, ont un gros dossier. Accrochez-vous !
On ouvre le roman par Prothero. C’est un peu le jeune premier du roman. On sait qu’il est aliéniste, que sa profession n’est pas encore reconnue et qu’en gros, il fait sa publicité. Il a très envie de développer sa carrière. Cela le rend influençable, car il va calquer son comportement sur les autres membres du club en dédaignant Richmond. Cela dit, il a besoin d’argent, donc il va accepter la mission de ce dernier sous le sceau du secret, et c’est en découvrant d’autres personnes de classes plus populaires qu’il va évoluer. C’est quelqu’un de profondément curieux, mais il reste prudent, se raccrochant aux sciences. Pareil, ce n’est pas parce que Richmond l’embauche qu’il ne va pas avoir un regard critique sur lui, tout comme il va développer un regard critique sur le Club des Inventeurs. Cela dit, il n’est pas là pour renverser la société : il a bien conscience que les barrières sociales sont extrêmement rigides à Londres. Pareil, ses émotions vont évoluer et, comme c’est notre héros, il va même tomber amoureux.
Son employeur est Richmond, qui est un inventeur et surtout un membre du Club des Inventeurs. Pourtant, il est méprisé par les membres du club. C’est typiquement l’inventeur fou qui ne voit que son objectif, et il a aussi une fêlure : sa sœur Christine est décédée et il vit dans son ancienne maison. C’est une personne qui place le progrès scientifique au-dessus de tout, sans aucune considération éthique, donc on sait que cela va mal se terminer. On découvre que ses seules obsessions sont ses machines et sa sœur Christine. Et surtout, quand il se rend compte que la science ne résout pas tout, il sombre dans la folie.
Richmond a une sœur, Christine, et elle est l’enjeu principal. Elle est décédée, et on soupçonne fortement qu’elle a été assassinée ou qu’elle a vécu un traumatisme, car elle apparaît dans la maison en tant que fantôme. On sait très vite qu’elle tenait une maison close pour les élites, là où réside maintenant son frère. Prothero est là pour l’aider à trouver la paix, mais elle refuse de parler du jour de sa mort. On sait enfin qu’elle a eu des relations compliquées avec son frère.
Voici pour les personnages principaux, passons aux deux protagonistes secondaires. Nous avons Jane, une ancienne prostituée qui était embauchée par Christine mais qui est restée au service de Richmond. C’est une jeune femme qui a eu un passé difficile, mais qui en est ressortie endurcie. Elle cherche une vie meilleure et n’hésite pas à changer de vie pour cela. Enfin, Sir Charles, un membre influent du Club des Inventeurs. Il représente totalement la chanson Champagne Charlie que j’ai évoquée plus tôt. C’est un peu l’antagoniste, le représentant de cette société aristocratique qu’on critique ouvertement. Par exemple, on sait que c’est sous son influence que Richmond est ostracisé dans le Club, alors qu’il a été le client de Christine.
Tous ces personnages montrent bien que nous sommes sur une représentation des tensions dans la société victorienne. Prothero et Jane représentent un peu l’avenir de la société : Prothero accepte de franchir les barrières sociales tout en restant réaliste sur ses préjugés et sur son impuissance à changer certaines choses, et Jane fait tout pour vivre une vie meilleure tout en acceptant son passé trouble. Sir Charles incarne une certaine aristocratie qui veut rester dans le paraître tout en profitant de sa position pour faire absolument ce qu’elle veut en cachette. Richmond et Christine sont, eux, de purs résultats de cette société, quelque part en pleine déchéance. Ils ont été broyés par le système à un moment de leur vie parce qu’ils ont voulu une part de liberté : Christine en voulant choisir qui elle aime et en vivant une vie non vertueuse, Richmond en restant totalement obsédé par ses inventions. À travers ces personnages, on voit une société victorienne complètement tiraillée entre le progrès technologique et l’absence totale de progrès social, car les frontières entre les classes restent bien rigides.
Le style de l’auteur et l’atmosphère
Et comment Lucius Shepard arrive-t-il à coordonner tout cela dans un récit court, en plus ? À part le talent, bien entendu. Eh bien, l’auteur implante son récit dans un Londres victorien : c’est un décor que l’on connaît bien et c’est une période de l’Histoire où il se passe beaucoup de choses. Rappelez-vous, on a plein de progrès technologiques, mais, en même temps, un retour aux anciennes croyances. Qui plus est, cela reste une période exaltante, car il reste tout à faire au niveau social, par exemple. Il y a tout un monde à renverser. Et Shepard nous met dans l’ambiance directement avec Prothero, qui évolue dans ce milieu du Club des Inventeurs où l’on progresse, mais pas trop. Il ne sait pas où il va, et sa balade en plein smog le souligne : il ne sait pas où il va, il a du mal à avancer et, s’il continue, il risque d’aller droit dans le mur. C’est en acceptant l’opportunité de Richmond, en prenant un risque, qu’il va se retrouver à Rose Street et ouvrir les yeux sur le monde qui l’entoure. Est-ce qu’il va réussir ? C’est au roman de vous le montrer.
Mais surtout, comment l’auteur fait-il cela ? Eh bien, en reprenant les codes du roman gothique, tout simplement, un genre qui permet d’aller à la fois vers le fantastique et la science-fiction, comme on l’a vu au début.
Et c’est vraiment cela que j’ai apprécié dans ce roman. Déjà, cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un roman gothique (oui, quelques mois, ce n’est pas très long, mais c’est un genre que j’aime beaucoup). Il n’a pas besoin d’un format long, car on connaît ces thèmes sociaux par cœur. Regardez la société occidentale de nos jours : on a une espèce de clivage social qui devient de plus en plus insurmontable, des personnages politiques qui se croient tout permis sous couvert de leur image de moralité, quant aux femmes qui désirent mener une vie indépendante et réussir, elles risquent de se faire broyer par le système. Quant aux jeunes qui veulent faire avancer les choses, ils doivent souvent changer d’environnement pour y arriver.
Et pour nous faire comprendre tout cela, Lucius Shepard nous donne des personnages universels dont on comprend assez vite les enjeux. C’est une novella complète. La seule chose que je regrette, c’est que Prothero accepte très rapidement le fait qu’il va faire une thérapie à un fantôme, mais c’est vraiment pour vous trouver un tout petit point négatif.
Recommandations de lecture
Si vous désirez rester dans l’ambiance, n’hésitez pas à vous plonger dans des classiques :
- Jane Eyre de Charlotte Brontë.
- L’Abbaye de Northanger de Jane Austen.
- L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson.
- Dracula de Bram Stoker.
- Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.
- Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley.
Pour une ambiance gothique à souhait, mais dans un contexte de fantasy, n’hésitez pas non plus à lire La Cité diaphane d’Anouck Faure.
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