
La semaine dernière, dans la Mémoire de M de Peng Shepard, on a pu explorer l’importance de la mémoire, la peur de la perdre car la mémoire constitue une part de notre identité, mais à quel point ? Et surtout, on a pu déterminer à quel point la mémoire des faits ne faisait pas tout, et qu’elle n’est pas individuelle. Aussi, comment la mémoire se transmet de générations en générations ? La mémoire n’enregistre donc pas que des faits bruts ? Pour réfléchir à tout cela, je vous présente Trois battements, un silence d’Anne Fakhouri, publié à titre posthume le 7 Avril 2023 chez les éditions Argyll
Dans Trois battements, un silence, on suit l’histoire de Marco Delusi, un descendant de la fée Mélusine, comme le dit la légende, qui vit à l’écart depuis la mort de son oncle Ray. Marco, il a été élevé dans la haine des femmes par toute la lignée de son père. Or, son fils apparaît sur le pas de sa porte après 8 ans d’absence. Pour sauver son fils, Marco devrai mettre fin à la malédiction des hommes de sa famille et accorder enfin son cœur au rythme des autres.
Ce livre a été écrit par Anne Fakhouri, une autrice née en 1974 et décédée en 2022 suite à une longue maladie. Elle a étudié les lettres à la Sorbonne avec une spécialisation sur les mythes arthuriens. Elle a été professeure de français au collège avant de déménager sur Rennes. Elle a eu deux filles. Sa carrière littéraire est aussi très fournie puisqu’elle a fait un diptyque jeunesse en Fantasy et Fantastique avec le Clairvoyage et la Brume des jours. Elle s’est essayé aussi au thriller fantastique avec Narcogenèse où elle écrit des récits un peu plus sombres. Puis elle a officié dans la jeunesse avec Hantés et Piégés qui abordent notamment le thème des enfants soldats et le trafic d’art. Mais elle a aussi tâté de la Fantasy Urbaine avec American Fays qu’elle a coécrit avec Xavier Dollo. Mais elle a aussi écrit des comédies romantiques sous les pseudonymes d’Eli Grimes et Hannah Bonnet. Et enfin, elle nous a offert Trois Battements un silence, un roman qui parle de famille, de musique et qui s’inspire de la légende de Mélusine. Comment a été reçu le roman par la critique ? Beaucoup ont souligné la plume de l’autrice comme poétique, musicale mais elle déroute parce qu’elle est aussi crue et puissante. La structure du roman a soit plu soit dérouté totalement les lecteurices. Enfin, tout le monde a souligné un univers féérique très sombre, très modernisée avec des thématiques fortes.
On explore la mémoire des émotions par la musique
Trois battements, un silence. C’est ce qui rythmera ce roman. C’est important au point d’en être le titre. Et on sait que Marco Delusi, aussi loin qu’il se souvienne, on lui a appris à haïr les femmes sauf son oncle Ray. Et tout ce qui lui reste de lui, c’est la chanson Born to Run de Bruce Springsteen. Une chanson qui parle de se sauver en fuyant. Et il se passe cette chanson en boucle. Pourquoi?
Et bien figurez vous que la mémoire et la musique sont liées. Je suis sûre que lorsque vous entendez une chanson , parfois, vous vous arrêtez, votre cœur loupe un battement et vous vous souvenez d’un moment de votre vie, peut être même un moment que vous avez oublié. C’est un déclencheur. Cela m’est arrivé figurez vous. A un Noël, j’avais hérité des vinyles de mon père dont je ne connaissais pas du tout. C’était des albums de Emilou Harris, dont il était fan. Et le 25, je me fais une écoute au casque d’un disque au hasard. Et au détours d’une chanson, une scène s’est réactivée, d’un coup. Un fragment de mon passé que je ne pensais plus du tout me rappeler.
Et bien, les études le prouvent. Quand on écoute de la musique, cela active des tonnes de choses dans notre cerveau : l’hippocampe qui est le centre de la mémoire épisodique, la mémoire des faits. Mais aussi l’amygdale qui est le siège de nos émotions et enfin le cortex préfrontal qui est notre organisateur de la mémoire. On peut dire que la musique, c’est la mémoire de nos émotions. Ainsi, cela peut expliquer pourquoi une chanson peut raviver un souvenir précis avec une charge émotionnelle intense. Ainsi, c’est exactement ce que j’ai vécu. La musique peut agir comme un déclencheur de souvenirs personnels, souvent des moments marquants d’une vie.
C’est aussi pour cela qu’on ressent la musique différemment. Dans le livre, l’oncle Ray écoute la chanson Born to run parce qu’il a beaucoup voyagé. Même si Marco ne sait pas très bien ce qu’il a fait pendant ses voyages. Et Marco, il écoute cette chanson parce que… Et bien cela lui rappelle un homme qui l’a aimé comme son fils, qui l’a éduqué, qui a contribué à le sortir de cette spirale de haine que lui transmet son père.
Briser le schéma de la mémoire transgénérationnelle.
La mémoire transgénérationnelle, cela fait référence à la transmission des souvenirs, des expériences et mêmes des traumatismes d’une génération à une autre. On en a parlé un petit peu dans la Guilde des Queues de chats morts en introduction. Comment l’autrice va aborder le sujet ? Et bien par les origines de la famille de Marco : les Delusi, descendants de la fée Mélusine. Allez, je vous raconte cette légende.
C’est l’un des récits les plus riches du folklore médiéval européen, figurez vous. La version la plus connue date de 1393 dans la Noble Histoire de Lusignan de Jean d’Arras. Mélusine est la fille du roi Elinas d’Albanie et de la fée Persine. Son père rompt un serment sacré en regardant Persine pendant qu’elle accouche. En punition, elle s’enfuit avec ses filles : Mélusine, Mélior et Palestine sur l’île d’Avalon. Plus tard, Mélusine se venge de son père et Persine la maudit : chaque samedi, Mélusine se transformera en femme serpent à partir de la taille. Elle pourra échapper à la malédiction si un homme l’épouse sans jamais chercher à la voir le samedi. Mélusine épouse Raymondin, un noble et lui propose de l’épouser si elle l’aide à devenir un grand seigneur. Ils fondent la maison de Lusignan et ont 10 fils, tous marqués par des traits étranges ou monstrueux. Mais un jour, Raymondin viole le tabou et l’observe un samedi. Mélusine, trahie, disparaît à jamais mais revient pour pleurer ses enfants ou annoncer la mort d’un Lusignan.
Anne Fakhouri, elle, reprend cette légende pour en faire la métaphore d’un trauma familial. Marco est un héritier des Lusignan et donc porte cette malédiction liée à la violence masculine, cette haine des femmes. En fait, elle interroge sur comment vivre avec un héritage monstrueux ? Est ce qu’on peut rompre le cycle ? Et Mélusine, c’est une femme marquée par une faute originelle, celle de son père. Cette malédiction la transforme en créature monstrueuse chaque samedi. Le corps de Mélusine incarne cette mémoire du trauma : cela s’inscrit dans le corps, souvent de façon cyclique, imprévisible et honteuse. Elle ne veut pas être vue dans cet état car elle risque de tout perdre. Cela évoque le tabou du trauma, le silence qu’on impose à ces héritiers du secret. Et c’est ce qu’on voit au début du roman : Marco, il s’isole avec une musique en boucle. Et c’est en suivant les enseignements de son oncle Ray qu’il va trouver une solution.
Est-ce qu’on peut guérir avec la musique ?
La musique peut vraiment jouer un rôle dans la guérison psychique et émotionnelle, surtout quand on parle de mémoire traumatique. Des chercheurs en neuroscience se sont posés la question en étudiant la musicothérapie.
Comme je vous le disais plus tôt, la musique réactive la mémoire émotionnelle. Parce qu’elle est liée à la mémoire implicite. Elle peut donc raviver des souvenirs oubliés, même chez des personnes atteintes de troubles de la mémoire. Mais dans le cas d’un traumatisme, et bien, elle permet de reconnecter avec des émotions ce que le cerveau tente de refouler.
Et puis, vous l’avez sûrement vécu, parfois, avec la musique, on ressent des choses. De la joie, de la peine, de la rage. C’est parfois aussi pourquoi on fait autant de playlists thématiques. C’est comme si la musique déclenchait des émotions. J’ai moi même quelques chansons à écouter s’il faut que des larmes sortent, ou quand vraiment cela ne va pas, je sais que cela me remontera le moral. Cela permet au cerveau de ne pas tourner en boucle sur un évènement malheureux. Et c’est ce qu’elle fait : elle régule les émotions car elle influence directement le système limbique qui gère les émotions. Une musique peut apaiser l’anxiété, réduire le stress voire même favoriser la libération de dopamine, la fameuse hormone du plaisir.
En fait, la musique, c’est un langage alternatif. Tout ce qu’oncle Ray n’a pas pu dire à son neveu parce qu’on ne lui a jamais appris, il lui a appris avec sa musique. Et c’est ce que reproduira Marco en partageant la sienne. C’est pour cela que l’autrice nous montre que si le cœur de Marco subit une arythmie, et bien, en faisant partie d’un groupe de danseurs, il arrive à évoluer au rythme des autres. Et vous pouvez le ressentir dans un concert par exemple. C’est ce qu’on appelle parfois une narration sonore.
C’est parce que la musique a un super pouvoir, figurez vous : elle favorise la neuroplasticité. Ca veut dire que la musique qu’on écoute ou que l’on pratique favorise de nouvelles connexions entre vos neurones. Cela vous aide à réorganiser les circuits affectés par un trauma parce qu’un trauma, cela va vous stopper le cerveau, et parfois même votre vie. C’est le fait de s’isoler, d’être agressif par exemple. Cela brise le fil narratif de votre vie : il y a un avant et un après. La musique, cela permet, par le rythme, de reconstruire une temporalité, de passer outre le trauma. Cela reconnecte les fragments de soi. Et c’est en cela que Anne Fakhouri a fait une structure qui déroute dans ce roman. Elle impose un rythme qui change en fonction du narrateur et aussi en fonction de ce qu’il ressent.
Ce roman, c’est un roman de mémoire. C’est un roman qui montre que malgré des évènements traumatiques comme la maladie, le deuil ou des maltraitances, et bien la musique peut vous aider à guérir, à continuer, à briser le cercle tout simplement. Pour elle, c’était Born to run. Pour moi c’est Emilou Harris pour une part. Joe Cocker pour d’autres, etc etc. Et vous? Quelle est la musique de votre vie ?
Aussi, que lire après Trois battements un silence ?
- Pour la mémoire transgénérationnelle, je vous conseille Du thé pour les fantômes de Chris Vulkisevic
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- Pour l’importance de la musique, Chanter le silence de Cassandra Khaw.
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